✍ Pour l’amour des villes. Entretiens avec Jean Lebrun [1997]
Sous la forme d’un entretien, le grand médiéviste français Jacques Le Goff livre ici ses intuitions sur le devenir urbain. Destine au grand public, ce volume, a défaut d’apporter des informations nouvelles, fourmille néanmoins de traits propres a alimenter le débat contemporain. La parfaite connaissance que l’auteur a de la ville européenne des Xe-XIVe siècles légitime en quelque sorte les rapprochements parfois inattendus que l’historien propose avec l’actualité, parce que, explique-t-il, la ville contemporaine est plus proche de la ville médiévale que celle-ci ne l’était de la ville antique. Tantôt sensible aux différences qui font de la ville ancienne un autre monde, Le Goff ne craint pas aussi de tisser les similitudes dans la longue durée. La première partie de l’entretien porte sur la ville innovante. Dans ce contexte, la fonction de production lui parait constituer un moment seulement de l’histoire des ville, centre sur le XIXe siècle : ce dernier apparait comme le siècle de la «déruralisation de la ville» un peu comme le XXe siècle se présente comme celui de la désindustrialisation. Dans le temps long, l’innovation procède des fonctions essentielles de la ville qui sont avant tout l’échange, l’information, la vie culturelle et le pouvoir. Passant en revue ces differents aspects du potentiel créatif de la ville, Le Goff s’interroge sur la précarisation récente de l’emploi. Au XIVe siècle déjà, avec la crise qui marque un temps d’arrêt pour le plein emploi, plus ou moins réalise jusqu’alors, se profilait un type nouveau de population urbaine, ceux qu’on a appelé depuis les marginaux. Ici, «la frontière entre pauvreté, misère et crime, plus encore pour les femmes qui se débattent entre la misère et la prostitution, est extrêmement fragile.» De fait, ce que le comparatisme met en evidence, c’est une profonde mutation de la perception de la marginalité économique entre le Moyen Age et nos sociétés,ceci même si le Goff risque un rapprochement audacieux entre les ordres Mendiants du XIIIe siècle dont il a sans cesse revalorise l’importance dans ses travaux érudits et … nos actuels mouvements humanitaires! Quand nous nous interrogeons sur la diminution du temps de travail, explique-t-il par ailleurs, ce n’est pas sans équivoque puisque se trouvent entremêlées dans ce débat, a la fois la valorisation du travailleur et la dépréciation du travail. Les autres thèmes développés dans l’entretien, a savoir la sécurité, le pouvoir et l’urbanisme, sont propices a de nombreuses remarques pertinentes sur la perception changeante des réalités urbaines. A l’image inquiétante de la ville bien attestée déjà au XIIIe siècle, les prédicateurs des ordres Mendiants substituent une conception de la ville comme espace de paix, de justice, de liberté et de sécurité. Le Moyen Age, indiffèrent a la beauté de la nature, crée d’autre part la beauté artistique urbaine. Et pourtant rien n’est plus étranger au temps que notre nostalgie pour le patrimoine architectural. Optimiste, le Moyen Age se représente la ville comme un continuel chantier. Tout change, le paysage bâti comme les populations en perpétuel renouvellement. Ce n’est que récemment que ces processus ont suscite de l’inquiétude. Plus qu’un livre structure, on l’aura compris, il s’agit plutôt d’un entretien qui se déroule au rythme des associations d’idées qu’un historien peut risquer oralement, provoque par les questions d’un interlocuteur perspicace. Dans la morosité ambiante qui domine lorsqu’on évoque les problèmes des cites contemporaines, la foi dans la dynamique urbaine dont témoigne a chaque page Jacques Le Goff sonne comme un encouragement a l’action. Les illustrations admirables qui jalonnent le propos inclinent aussi a la promenade dans un environnement urbain désormais plus familier. Une lecture conforme au pari de l’auteur : montrer combien la ville est encore capable de renouveler sa capacité séculaire de séduction.
[François WALTER. «Jacques Le Goff. Pour l’amour des villes: Entretiens avec Jean Lebrun. Paris: Editions Textuel, 1997. 157 pp.», in H-Net Reviews. Humanities and Social Sciences (Michigan), abril de 1998 ]